- Qu’est ce qui nous pousse à être plus créatifs ?
- Qu’est ce qui nous fait progresser ?
- Qu’est ce qui nous fait nous transcender ?
Les uns diront l’exigence appliquée à soi-même, la volonté, le culte de l’effort, le potentiel, le talent.
Les autres diront le groupe, les partenaires de jeu, le soutien, la confiance, la bienveillance.
Pour départager, je vais sortir l’artillerie lourde : Baruch Spinoza. (Non… ne partez pas… Je parle aussi de Jean-Paul Belmondo!)
Je pourrai me référer à lui avec détachement, superficialité, et majestueux pédantisme… Mais… j’avoue… Je me demande si je ne suis pas tombée amoureuse du bonhomme! Trois mois que je traîne son « Ethique » dans mon sac, et que dans le métro je parcours les pages en opinant du chef tel le cocker sur certaines plages arrières des voitures.
Certes, on peut reprocher le mode géométrique de l’Ethique. C’est un alignement de définitions, axiomes,propriétés, lemmes, corollaires et scolies! J’ai l’impression de replonger dans mes cours de topologie. Certains qualifieront cette mise en forme de surfaite et inutilement complexe. Mais faut quand même voir que le Monsieur a été l’objet d’un herem à 23 ans en plein XVIIème siècle (acte solennel de bannissement ) parce qu’il refusait d’admettre les interprétations que les rabbins pouvaient faire de la Bible.En gros, le Monsieur préférait se retrouver dans un isolement total, coupé des siens, plutôt que d’avaler des couleuvres, renoncer à ses convictions et ses valeurs. Ainsi, j’ai à peu près la même image de lui que de Jean-Paul Belmondo dans le Marginal quand j’avais dix ans. (Voyez que j’en parle…)
Victime du potentat rabbinique de l’époque, lorsqu’il décide d’écrire l’Éthique, il adopte un style qu’il juge indémontable, indiscutable, directement hérité d’Euclide. Et pour pas se faire enquiquiner, il ponctue chacune de ses démonstrations par un magnifique CQFD (ou QED: Quod Erat Demonstrandum, qui veut dire « qui est démontré », parce qu’il l’a écrit en latin).
Ce qui me plaît dans la philosophie de Spinoza, c’est l’idée que tout est interconnecté: tout a un effet et résulte d’une cause. Il est illusoire de penser que notre volonté nous rend libre. Ce qui nous rend libre c’est notre raison car elle permet de savoir de quelles véritables causes découlent nos actions.
Ainsi, dans un atelier d’improvisation, dans un spectacle, dans une troupe, ce que chacun fait résulte d’une cause et a un effet. Pas la peine de le nier, nous sommes interdépendants les uns des autres , rien de ce que nous faisons n’est sans effet, tout ce que nous faisons découle d’autre chose. Del Close (à l’origine du courant d’improvisation de Chicago) et tous ses disciples ne pourront qu’attester, puisqu’ils affirment que si un joueur fait une belle prestation, il le doit à ses partenaires.
Partant de là, comment faire en sorte que l’enchaînement d’actions qui se produisent à l’intérieur d’un groupe, porte les uns et les autres vers plus de lâcher-prise et de créativité?
Spinoza est assez clair là-dessus. Il classe les affects (émotions) en deux catégories* : celles qui sont de l’espèce de la Joie (amour, espoir, générosité, miséricorde, contentement…) et celles qui sont de l’espèce de le Tristesse (colère, mélancolie, jalousie, mépris, orgueil, mésestimation de soi…). Les affects qui donnent à notre corps plus de puissance d’agir, sont les affects de l’espèce de la joie.
« La joie est un affect par lequel la puissance d’agir du corps est accrue ou secondée, la Tristesse au contraire est un affect par lequel la puissance d’agir du corps est réduite ou réprimée »
Démonstration de la proposition 41 . Chap IV . De la servitude humaine. L’Éthique . B Spinoza
Il n’est pas difficile de ressentir la véracité du propos. Un atelier animé dans une atmosphère de compétition, de peur, d’appréhension, de quête de performance va voir peu de participants se lever lorsqu’un exercice sera lancé. D’où l’importance de mettre le groupe dans un environnement positif et joyeux.
Peter Gwinn, du courant Del Closien de Chicago, insiste sur l’importance d’instaurer une morale pour aménager une ambiance propice à la créativité. Une morale, selon lui doit avoir trois objectifs
-
Chacun est enthousiaste à l’idée de faire partie du groupe
-
Chacun se sent membre du groupe
-
Chacun se sent important dans le groupe.
Pour atteindre 1), le mode de travail se fait dans le plaisir; pour atteindre 2) , chacun doit être assuré qu’il a le respect de tous et qu’il a la même considération que les autres; pour atteindre 3) Faire en sorte que chacun prenne part au travail en cours
(Group improvisation, The Manual of ensemble improv games, Chapitre 2 : « Building a team spirit »)
Par des règles qui semblent dogmatiques et artificielles, on active par la raison des affects de l’espèce de la joie (plaisir, considération, respect, estime), en découle la puissance d’agir des corps, loin de toute peur et appréhension , on s’élance alors vers plus de prise de risque et de créativité.
D’où l’intérêt majeur d’être joyeux lorsqu’on improvise ….
Et pour terminer et pour pas qu’on m’enquiquine : CQFD !
Références:
L’Ethique , B Spinoza
Le Problème Spinoza, Irvin D. Yalom
Du Bonheur , F Lenoir
La puissance de la joie, F Lenoir
Group Improvisation, Peter Gwinn
Truth in Comedy , Charna Halpern, Del Close, Kim « Howard » Johnson
*Il y a en réalité un 3ème affect: le désir, qui lui-même peut-être de l’espèce de la joie ou de l’espèce de la tristesse. Le premier étant plus puissant que le second d’après Spinoza.
Hugh
6 avril 2016Merci de nous abreuver ainsi de ta culture sans limites ! (même si je reste frustré du peu de place laissée à Belmondo… peut-être dans un prochain article ?)
J’avais écrit un article sur le sujet il y a un moment (https://improetc.wordpress.com/2014/05/18/soyons-contents). Je dis un peu la même chose, en moins concis, moins clair, moins structuré et surtout moins documenté 😉
Elaine
7 avril 2016Hey!
Merci pour ton article! Il va effectivement complètement dans le même sens!
Mais tu sais, étant née dans un pays où l’esprit critique est ultra développé, je savais que pour défendre l’importance de la joie, il me fallait pas moins de six livres en référence… Sinon, c’était le herem pour moi!